Rapport de l’Académie des technologies voté le 13 mai 2015
Comprendre la genèse des innovations, les facteurs qui favorisent ou freinent leur appropriation par la société, les questionnements de celle-ci vis-à-vis des changements de toutes natures induits par les technologies, analyser quelques conditions et contraintes de ce nécessaire dialogue avec la société, constituent le fil rouge du rapport voté en juin par l’Académie des technologies.
Technologies & Innovation
Les technologies sont définies comme la conception, la production et l’usage par l’homme d’objets matériels ou immatériels (par exemple un logiciel) « inédits » (n’existant pas préalablement dans la nature) et permettant de réaliser une tâche précise. C’est cet ensemble, et non les seuls objets techniques, qu’il convient de prendre en compte, d’autant plus que ces objets ne représentent qu’une partie, certes visible, mais de plus en plus faible, de « systèmes techniques » qui les sous- tendent et leur confèrent leurs propriétés.
La notion d’innovation sera utilisée pour désigner des technologies nouvelles et qui se sont diffusées au sein de la société. La réflexion n’a donc pas porté sur les seules innovations mais sur l’ensemble des technologies utilisées à un moment donné par une société, quelle que soit leur ancienneté. C’est en effet à travers l’ensemble de ce « bouquet technique », et non des seules innovations, que se réalise le dialogue entre les sociétés et les technologies, qu’il s’agisse de processus d’appropriation ou de « désappropriation ».
La notion d’appropriation intègre un ensemble de processus incluant la prise de contact (au sens intellectuel mais aussi sensoriel du terme) et l’adoption éventuelle des objets techniques, leur « assimilation » dans nos schémas de pensée et d’action et l’effet de cette assimilation sur notre approche de nouveaux objets techniques.
Cette réflexion est présentée autour de quatre grands chapitres.
Genèse des innovations
Le premier chapitre s’est attaché à comprendre la genèse des innovations et à examiner les deux grandes visions de ce phénomène, celle qui privilégie le rôle de l’offre (la production d’inventions) et celle qui souligne le rôle déterminant des dynamiques sociales. Il nous invite in fine à considérer les innovations non comme les simples productions d’inventeurs «géniaux» mais comme des «points singuliers», peu fréquents, résultant de la rencontre heureuse de dynamiques techniques et sociales, d’une offre émanant des inventeurs et d’attentes de la société. Il conduit à préconiser, pour notre Académie, une attention accrue au suivi et à la compréhension de ces dynamiques sociales, en partant de la conviction que les difficultés que peut rencontrer la diffusion d’une technologie, les débats qu’elle peut susciter, ne relèvent pas de comportements « irrationnels » vis-à-vis d’une invention « à l’évidence » porteuse de progrès mais d’opinions construites, de convictions et de représentations qui peuvent être explicitées et comprises, à défaut d’être partagées.
Appropriation/Désappropriation : facteurs déterminants
Dans un second temps, la question des déterminants de l’appropriation, c’est-à-dire des facteurs qui favorisent ou freinent cette appropriation, a été examinée. Cet examen nous amène à nous départir d’une vision selon laquelle les objets techniques doivent, pour être appropriés, être parfaitement « au point » et répondre essentiellement à des préoccupations fonctionnelles. Sans pousser outre mesure le paradoxe, il apparaît que le caractère inachevé, perfectible, ouvert, réorientable de ces objets constitue un facteur favorisant leur appropriation. Il apparaît également que, sans minorer le rôle des facteurs économiques dans la diffusion des objets techniques, de nombreuses autres dimensions, culturelles, esthétiques, symboliques, psychologiques interviennent dans cette appropriation. En outre, ces dimensions peuvent concerner non seulement les objets eux-mêmes, mais aussi l’ensemble du système technique qui les a générés. Il convient donc que notre Académie poursuive cette exploration des multiples facteurs qui feront qu’un objet technique sera « bon à penser », au-delà de sa seule utilité concrète.
Questionnements
La troisième partie de cette réflexion a porté sur les questionnements de la société vis-à-vis des changements de toutes natures induits par les technologies. Elle nous a conduit à ne pas minorer l’importance de ces changements, en particulier en évitant de les présenter comme de simples « perfectionnements » de technologies déjà présentes ou d’avancer que les inquiétudes qui s’expriment résultent d’une perception inexacte des risques. Il convient au contraire d’admettre que les technologies nous changent en profondeur, aussi bien dans notre perception de l’environnement, de nous-même que de nos semblables. En particulier, ce chapitre souligne le rôle des technologies dans la « mise à plat » du monde, c’est-à-dire du passage d’un monde dominé, dans le travail, l’éducation, la politique, par des relations hiérarchiques à un monde où les rapports horizon¬taux entre « égaux » prennent une importance économique, sociale et politique croissante. En conséquence, notre Académie doit accepter et même ambitionner de documenter, dans la mesure du possible, les divers aspects positifs ou négatifs d’une technologie, mais sans prétendre « tenir la balance » au nom de la société, c’est-à-dire sans prétendre se substituer au citoyen ou au décideur politique pour juger du résultat global de ce bilan.
Établir les conditions d’un dialogue avec la société
Dans un quatrième temps, nous analysons quelques conditions et contraintes de ce nécessaire dialogue avec la société. Tout d’abord, il convient d’accepter que ces demandes de mise en débats s’expriment « à contre-temps », c’est-à-dire en situation de crise économique et sociale. Ensuite, il faut admettre, et faire admettre, que l’évaluation a priori des technologies nouvelles est, certes, nécessaire, mais ne peut prétendre en identifier toutes les conséquences, positives ou négatives, dans une société. Et surtout, il ne faut pas tirer argument de cette impossibilité pour refuser toute responsabilité « morale » dans ses conséquences. Enfin, il convient à cette occasion d’affirmer et d’assumer quelques convictions fortes sur la contribution des technologies au progrès, sur la nécessité d’une « mise en mots » aussi précoce que possible des technologies nouvelles et sur l’intérêt d’un pluralisme d’expression de la communauté des technologues.
L’innovation comme processus collectif
Cette réflexion nous amène à préconiser en conclusion, pour attirer les futurs innovateurs, de ne plus présenter cette activité comme étant le fait d’inventeurs « géniaux », capables de concevoir de A à Z une innovation et d’en être le « père » incontesté. Il convient de montrer au contraire que, pour élaborer les innovations de demain, la capacité à repérer dans l’ensemble du monde des innovations potentielles, de les développer, de les combiner et de les insérer dans des stratégies de développement économique est tout aussi importante.
Ceci est particulièrement vrai pour les « grands systèmes techniques », qui jouent un rôle de plus en plus important dans nos sociétés et qui nécessitent pour leur élaboration et leur perfectionnement de mobiliser des équipes importantes, de combiner des innovations de procédés autant que de produits et de mobiliser la créativité de personnalités diverses et complémentaires.