Le questionnaire auquel répondent les Femmes de tech est une variante du questionnaire de Proust, ainsi nommé non pas parce que Marcel Proust se serait égaré dans le métro parisien, mais en mémoire d’Emilie du Chatelet, femme de lettres, mathématicienne et physicienne, renommée pour sa traduction des Principia Mathematica de Newton et la diffusion de l’œuvre physique de Leibniz. Elle fût membre de l’Académie des sciences de l’Institut de Bologne. Emilie du Chatelet mena au siècle des Lumières une vie libre et accomplie et publia un discours sur le bonheur.
Pourquoi la tech ?
Depuis toute petite, j’ai toujours voulu comprendre comment les choses et les machines fonctionnent. J’adorais lire les livres de la collection « Méga » avec mon cousin, regarder « C’est pas sorcier » et faire des expériences scientifiques. Cet attrait pour la technologie n’a cessé de croître au fil des années, avec une envie constante d’apprendre et d’innover. J’ai toujours été fascinée par le monde industriel et sa capacité à transformer notre quotidien.
Pour moi, la tech doit être mise au service de l’intérêt général. Je crois profondément qu’il est essentiel d’avoir un travail qui soit utile à la société.
À l’âge de 20 ans, j’ai pris une décision consciente et déterminée en me spécialisant dans le domaine du nucléaire. Ce secteur me passionne car il offre une énergie pilotable et bas carbone, essentielle pour répondre aux défis énergétiques et environnementaux de notre époque.
Votre parcours ?
Ma passion pour le domaine du nucléaire s’est éveillée à mes 20 ans, et depuis, je n’ai cessé de m’y consacrer. J’ai réalisé tous mes projets d’études et mes stages dans ce secteur. J’ai travaillé aux Etats-Unis sur les mines d’uranium du Colorado, en Belgique sur le démantèlement d’un réacteur nucléaire, et en France sur la gestion des déchets radioactifs.
Je suis diplômée de l’École Nationale Supérieure de Chimie de Rennes, et j’ai complété ma formation par une année supplémentaire à l’École Nationale Supérieure de Chimie de Paris, pour obtenir le Master Nuclear Energy.
Ma carrière a débuté en 2010 chez EDF à Marseille, au Centre d’Ingénierie du Parc Nucléaire en exploitation (CIPN). En 2015, j’ai rejoint la centrale nucléaire de Gravelines, la plus grande d’Europe de l’Ouest, où j’ai exercé des fonctions de management.
De 2020 à 2024, j’étais cheffe de projet pour EDF UK au Royaume-Uni, où j’ai travaillé sur la construction de deux réacteurs nucléaires EPR à Hinkley Point C.
Depuis 2024, je suis responsable sûreté nucléaire, sécurité nucléaire et certification du Small Modular Reactor HEXANA, un réacteur de génération IV.
Je suis extrêmement fière d’avoir contribué à tous ces projets nucléaires.
Votre première expérience professionnelle dans la tech ?
Ma première expérience professionnelle dans la tech a commencé en 2010, lorsque j’ai rejoint EDF à Marseille comme ingénieure en sûreté nucléaire au sein de la Division de l’Ingénierie du Parc nucléaire et de l’Environnement (DIPDE, ex-CIPN). J’ai développé des compétences en neutronique et en thermohydraulique des réacteurs à eau légère en situation incidentelle et accidentelle. Ce poste initial a été déterminant pour orienter ma carrière vers la sûreté nucléaire.
La sûreté nucléaire comprend l’ensemble des dispositions techniques, humaines et organisationnelles mises en œuvre pour protéger la population et l’environnement contre une éventuelle dispersion de produits radioactifs. Ces dispositions sont :
- Prises en compte dès la conception de l’installation : C’était mon rôle principal à la DIPDE à Marseille de 2010 à 2015.
- Intégrées lors de sa construction : C’est le cœur de mon travail actuel sur la centrale d’Hinkley Point C au Royaume-Uni depuis 2020 pour EDF UK.
- Renforcées et toujours améliorées pendant son exploitation : Ce fut l’objectif de mon poste à la centrale nucléaire de Gravelines de 2015 à 2019.
Que faites-vous aujourd’hui et pourquoi ?
Depuis janvier 2020, je suis expatriée au Royaume-Uni pour EDF UK, où je participe à la construction des deux réacteurs EPR de la centrale d’Hinkley Point C. Ce projet, l’un des plus grands d’Europe, mobilise jusqu’à 11 000 travailleurs au pic d’activité sur le chantier et fournira de l’électricité décarbonée à 6 millions de foyers britanniques pour au moins 60 ans.
En tant que cheffe de projet en sûreté nucléaire, performance et licensing de la chaudière nucléaire, mon rôle est de m’assurer que le design de l’EPR répond aux exigences britanniques.
Ce projet est crucial pour le Royaume-Uni, dont les centrales nucléaires actuelles arrivent en fin de vie entre 2026 et 2028. Le pays compte sur le nucléaire pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, avec un objectif de 24 GWe de capacité nucléaire pour couvrir un quart de ses besoins en électricité. Pour y parvenir, le Royaume-Uni vise des investissements réguliers tous les cinq ans entre 2030 et 2044, en mettant l’accent sur les Small Modular Reactors (SMRs) et les réacteurs de grande puissance.
Vos atouts pour ce poste ?
- Diversité des expériences dans le nucléaire : j’ai occupé des postes techniques, managériaux et de gestion de projets. Mes compétences en sûreté nucléaire ont été développées en ingénierie, en production et en maintenance en France, ainsi qu’en construction au Royaume-Uni.
- Esprit d’équipe : pour moi, les meilleures réussites sont collectives !
- Agilité et dynamisme : qui me permettent de m’adapter rapidement aux nouvelles situations et de relever les défis avec enthousiasme.
Vos défis passés, vos ratés, vos grands moments de solitude ?
En 2023, lors du sommet franco-britannique, j’ai été invitée au palais de l’Élysée en tant que Young Leader Franco-Britannique. Imaginez-vous entourée de délégations diplomatiques, d’ambassadrices et de ministres français et britanniques, face au président Emmanuel Macron et au premier ministre britannique Rishi Sunak. Donner un discours sur le climat, l’énergie, le nucléaire et l’importance des femmes en sciences devant ces deux chefs d’État était un défi colossal. À la fin de mon discours, je les ai vus applaudir, là, à un mètre de moi. C’était tout simplement incroyable. Ce moment unique restera gravé dans ma mémoire à jamais.
Pour les ratés je peux souligner ceux que j’ai vécus à la centrale nucléaire de Gravelines. J’avais la responsabilité de la sécurité de plus de 500 travailleurs au pic d’activité lors des visites décennales et du déploiement des mesures post-Fukushima. Chaque personne blessée était un échec. Personne ne vient au travail pour se blesser, et tout le monde doit rentrer chez soi en bonne santé. Sur site, la sécurité est notre priorité. Mon équipe a accompli un travail extraordinaire pour réduire le nombre d’accidents, tirer des leçons de chaque évènement et renforcer notre détermination à faire toujours mieux.
Les moments de solitude peuvent être les vendredis ou samedis soir où je travaille sur des interventions, des conférences ou des projets au lieu de sortir et de profiter de mon temps libre. Je n’ai pas de baguette magique ; toutes les activités extra-professionnelles que j’entreprends demandent énormément de travail et de sacrifices. No pain, no gain ! Ces sacrifices m’ont appris que la persévérance, le travail et le dévouement sont les clés pour aller au-delà de ses rêves.
Vos meilleurs moments, les succès dont vous êtes fière ?
Pour les meilleurs moments de ma carrière, je peux citer les succès collectifs obtenus à la centrale nucléaire de Gravelines avec ma super équipe lorsque j’étais manager. Nous avons mis en place des méthodes de travail innovantes et performantes.
Derrière toutes ces méthodes de travail, qu’y a-t-il ? De l’engagement des collaborateurs et donc de la performance des équipes. Sachant que seulement 7% des employés sont engagés au travail en France, derniers chiffres de l’édition Gallup 2023, il faut revoir les méthodes de travail pour mobiliser et engager les équipes.
En quelques mois, nous avons créé une équipe de toute pièce avec des profils extrêmement divers (genre, origine sociale, religion, diplôme), allant du Bac Pro au Bac +6. Tout le monde avait le même poids dans la prise de décision collective, ce qui nécessitait que j’explique clairement la stratégie globale, les objectifs et leur déclinaison opérationnelle.
Je crois fermement que si vous traitez les gens comme des exécutants, ils deviennent des exécutants. Je voulais l’inverse : m’appuyer sur toutes ces compétences complémentaires pour faire émerger des idées nouvelles et des solutions innovantes.
Notre approche incluait le management visuel, la célébration des réussites, la résolution de problèmes, le co-développement, le co-recrutement, les méthodes d’excellence opérationnelle, l’importance des soft-skills, l’humour, le droit de se tromper, la prise de risques et la capacité à recommencer différemment. Nous challengions en continu nos actions et les processus pour les améliorer, et avions recours aux benchmarks pour importer de meilleures pratiques.
Le partage des connaissances était crucial pour que toute l’équipe se perfectionne et que la suppléance se mette en place naturellement face aux imprévus. Chaque matin, je prenais cinq minutes pour expliquer un sujet technique ou humain.
En tant que manager, mon rôle était de coacher et de faire monter en compétences tous les coéquipiers. Même en mon absence, tout fonctionnait très bien. Après chaque réussite collective, l’équipe était prête à relever de nouveaux défis et me disait « On fait quoi maintenant ? ». Ces expériences m’ont montré la puissance du cercle vertueux des réussites quotidiennes et des grandes victoires sur le long terme.
Sur le plan personnel, j’ai eu l’honneur de recevoir plusieurs distinctions et prix. Les deux plus marquants sont le prix de la Femme Ingénieure de France en 2023, décerné au ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté Industrielle et Numérique, ainsi que le prix Fem’Energia « Femme dans le nucléaire en Europe, Suisse et Royaume-Uni » en 2020. Ce dernier a été une véritable rampe de lancement pour ma carrière.
Des personnes qui vous ont aidée/marquée ou au contraire rendu la vie difficile ?
La liste des personnes qui m’ont aidée ou marquée est vraiment longue, que ce soit pendant mes études, dans la sphère professionnelle, familiale, ou au sein des réseaux des Young Leaders Franco-Britanniques et de l’association Women in Nuclear dans lesquels je suis impliquée.
Être bien entourée, demander des conseils et être challengée est extrêmement important. Chacune de ces personnes a contribué, à sa manière, à mon développement personnel et professionnel. Grâce à toutes ces belles rencontres, j’ai pu relever des défis et atteindre des accomplissements que je n’aurais jamais imaginés seule.
Et pour mes deux piliers, les deux personnes qui m’aident le plus au quotidien sont définitivement :
- Ma mère : je suis admirative de son parcours et de son implication dans de nombreuses associations à vocation sociale pour aider les femmes et les enfants. Chaque fois que l’on se voit, nous nous posons la même question : « Tu es sur quel projet en ce moment ? ». Je rêve d’avoir son énergie, j’ai toujours l’impression qu’elle peut soulever des montagnes dès qu’elle est debout. Son exemple m’a appris la résilience, la générosité et l’importance de se battre pour ses convictions.
- Mon mari, Jean-François Cantel : nous partageons la même passion pour le nucléaire depuis nos 20 ans et avons suivi exactement le même parcours scolaire et professionnel. Il me pousse à me dépasser et croit plus en moi que moi-même. Il est également le premier homme à siéger au conseil d’administration de Women in Nuclear France pour promouvoir plus de diversité dans les sciences. Ses actions envers les jeunes, les femmes et les enfants sont nombreuses et inspirantes. Il est un exemple extraordinaire pour nos enfants, leur montrant l’importance de l’engagement, de l’égalité et du soutien mutuel. La famille, c’est une équipe !
Vos envies et défis à venir ?
Je souhaiterais travailler sur les petits réacteurs nucléaires modulaires (Small Modular Reactors, SMR). Ces réacteurs, qui complètent les réacteurs de grande puissance, sont parfaits pour remplacer les centrales à charbon, fournir de l’énergie dans les zones isolées et répondre aux besoins des industries énergivores.
Ces dernières années, il y a une forte dynamique mondiale autour des SMRs. L’Agence Internationale de l’Énergie Atomique recense de nombreux concepts innovants.
Certains de ces réacteurs sont de génération IV et offrent de nombreux avantages : meilleure utilisation des ressources en uranium, réduction de la radiotoxicité des déchets et hautes températures utiles pour décarboner le secteur de la chaleur. Ces innovations représentent un défi passionnant pour l’avenir de l’énergie et j’aimerais bien être de la partie !
Mon deuxième défi est de promouvoir davantage de diversité dans les sciences et le nucléaire. En France, le secteur nucléaire prévoit 100 000 embauches dans les 10 prochaines années, et cela ne se fera pas sans les femmes. Je suis déterminée à attirer plus de personnes de divers horizons dans ce domaine crucial. Je veux faire de la pédagogie sur le nucléaire pour mieux informer le public et dissiper les idées reçues.
Travailler sur des projets nucléaires innovants, sensibiliser le public sur l’intérêt du nucléaire, et promouvoir la diversité sont mes priorités pour un avenir plus inclusif, tout en contribuant aux objectifs de neutralité carbone.
Et que faites-vous en dehors de votre travail ?
En dehors de mon travail, je m’investis pour les causes qui me tiennent à cœur. Je suis une femme de réseaux et un bon connecteur, créant des projets entre des organisations qui, à première vue, n’ont pas de connexions évidentes. Voici quelques-unes de mes principales activités :
- Women in Nuclear France : en tant que membre du conseil d’administration, je réalise du mentorat, j’organise et participe à des webinaires, et je développe des projets avec des ambassades. Je témoigne également pour des lycéennes, collégiennes et étudiantes en France.
- Young Leaders Franco-Britanniques : je suis membre de la promotion 2022 de ce prestigieux programme de leadership, je mets en place des projets et des actions pour promouvoir les bonnes collaborations franco-britanniques. C’est un peu ma deuxième famille.
- ExpatFamilyUK : J’ai fondé cette association pour soutenir les conjoints d’expatriés dans leur intégration au Royaume-Uni. Avec une organisation horizontale et une rotation des postes clés tous les six mois, les conjoints ont un job dans l’association, ce qui évite le « CV page blanche » à leur arrivée dans un nouveau pays. En 2021, l’association a remporté le premier prix aux HPC Excellence Awards d’EDF UK parmi 470 nominations.
Je donne également des conférences sur l’énergie nucléaire et le climat dans des écoles d’ingénieurs en France, je suis intervenue récemment à l’École Nationale Supérieure de Chimie de Paris et à l’université de Cambridge au Royaume-Uni, auprès d’associations, devant des personnalités politiques et auprès de maternelles !
En dehors de ces engagements, j’aime rire et passer du temps avec ma famille, mon mari et mes trois enfants de 9, 7 et 5 ans, ainsi qu’avec mes amis. Je pratique également du sport, ce qui m’aide à structurer ma pensée.
Vos héroïnes (héros) de fiction, ou dans l’histoire ?
L’incroyable Marie Curie !
Dans le livre « Madame Curie », écrit par sa deuxième fille, Ève Curie, elle raconte comment Marie Curie emmenait ses enfants à ses conférences. J’ai été très inspirée par cet exemple et dès que je le peux, j’emmène mes enfants avec moi. Maintenant, ils participent activement à mes conférences : ils présentent une diapositive ou m’aident à faire avancer la présentation.
Marie Curie est pour moi un modèle de persévérance, d’intelligence, de dévouement à la science et de transmission du savoir.
Votre devise favorite ?
« Il faut toujours viser la lune, car même en cas d’échec, on atterrit dans les étoiles » d’Oscar Wilde.
Cette devise reflète mon approche de la vie et du travail. Avoir des objectifs ambitieux permet de se dépasser et d’atteindre des résultats remarquables, même si l’objectif initial semble lointain.
Un livre à emporter sur une île déserte ?
« Le Monde sans fin » de Jean-Marc Jancovici aux éditions Dargaud et le livre « Energies » chez Tana Editions, collection Fake or Not de Maxence Cordiez.
Ces livres, en lien avec les domaines de l’énergie et du climat, sont extrêmement pédagogiques avec beaucoup d’illustrations et surtout accessible à tout public.
Un message ou un conseil aux jeunes femmes ?
Un message aux jeunes femmes : mettez votre énergie au bon endroit !
L’énergie est précieuse et vous permet d’avancer et de réaliser de grandes choses. Chaque matin, vous vous réveillez avec une réserve d’énergie qui diminue au fil de la journée. Comment bien la gérer pour accomplir vos activités, lancer de nouveaux projets et profiter de vos proches ?
- Entourez-vous bien : choisissez des personnes positives qui vous soutiennent et évitez celles qui drainent votre énergie en quelques minutes.
- Voyez les choses positivement : concentrez-vous sur ce que vous faites de bien.
- Osez et persévérez : essayez de nouvelles choses, prenez des risques, échouez et recommencez. Par exemple, si une idée ne fonctionne pas, ajustez-la et essayez à nouveau.
- Rechargez votre énergie : trouvez ce qui fait remonter la jauge d’énergie – amis, conférence, projets passionnants, sport, etc. – et intégrez-les dans votre quotidien.
- Ménagez-vous pour éviter la surchauffe.
En résumé, tout est une question de gestion d’énergie.
Mots de la fin : Soyez audacieuses, soyez tenaces mais toujours avec bienveillance !