Seize membres de l’Académie d’agriculture, dont Pierre-Benoît Joly, Président du Centre de recherche de l’Institut national de recherche en agriculture, alimentation et environnement (INRAE) Occitanie-Toulouse, membre de l’Académie des technologies, lancent un appel à reterritorialiser nos systèmes alimentaires. Ils défendent l’idée d’un système alimentaire territorialisé qui implique des évolutions du comportement des consommateurs (vers une alimentation variée et équilibrée, réduisant l’apport des protéines animales au profit des protéines végétales) et du modèle de production (moindre intensification, diversification par l’agroécologie, généralisation de l’écoconception aux niveaux industriel et logistique).
« La mondialisation est une interdépendance sans solidarité »
Edgar Morin, sociologue et philosophe
La mondialisation vient de subir, en moins de 12 ans, deux chocs violents : la crise financière de 2008 et la pandémie du coronavirus en ce début 2020. Ces chocs révèlent les risques considérables de filières d’approvisionnement longues, fragmentées, soumises aux spéculations sur les marchés physiques et financiers et peu résilientes en termes sanitaires. Or, le système alimentaire mondial, avec l’expansion du modèle technico-économique agroindustriel, est de plus en plus configuré selon le concept des « chaines globales de valeur », le plus souvent avec pour seule « valeur » la maximisation du profit par le maillon de la chaine financièrement le plus puissant, générant des externalités négatives environnementales et sociales.
L’ampleur croissante des menaces qui pèsent sur les systèmes alimentaires à tous les niveaux géographiques conduit à douter de la résilience économique et sanitaire des chaines globales de valeur agroindustrielles à ces chocs et de leur capacité à atteindre les objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies à l’horizon 2030. La grande volatilité des marchés mondialisés des matières premières agricoles lors des crises de 1974, 1986, 1996 et 2008 rappelle un problème récurrent dans un contexte de décisions des opérateurs piloté par un petit nombre de bourses « spot » (Chicago, Londres). Ces marchés à terme réagissent à des prévisions spéculatives amplifiant les variations de prix dues à l’inélasticité de la demande par rapport à l’offre des produits alimentaires. Il en résulte, pour les consommateurs, une difficulté à exercer le droit à l’alimentation pour tous, tel qu’il figure dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme des Nations unies de 1947, mais aussi, pour les exploitations agricoles et les PME agroalimentaires une forte instabilité des revenus.
Les épizooties de 1996 et 2000 (encéphalopathie bovine), de 2004 (grippe aviaire H5N1), de 2014-2020 (peste porcine africaine) impactent d’autant plus les élevages qu’ils sont de plus en plus intensifs, industrialisés et concentrés dans le cadre des chaines globales de valeur financiarisées. Plus généralement, les spécialisations animales sur un petit nombre de souches, et végétale sur un nombre restreint d’espèces et de variétés, alors que le marché de ces intrants est très oligopolistique, rend le mode de production agroindustriel fortement exposé aux risques sanitaire et économique. La réduction de la diversité génétique s’accompagne d’un usage accru des produits « phyto et zoo-sanitaires », dont les effets toxiques, directs ou indirects, sont avérés, et d’autant plus difficiles à contenir que ces produits, lorsqu’ils sont interdits dans l’Union européenne, restent autorisés dans plusieurs pays dont nous importons des denrées alimentaires.
Il est en conséquence peu probable qu’une simple « adaptation » de ces chaines globales de valeur agroindustrielles permette de relever les lourds défis d’une sécurité alimentaire durable.
Cette hypothèse est confirmée par le professeur Walter Willett de l’université Harvard, médecin-nutritionniste et président de la commission EAT-The Lancet réunissant des scientifiques de 37 pays qui stipule dans son premier rapport en 2019 : « La nourriture que nous mangeons et comment nous la produisons détermineront la santé de la population et de la planète. De profonds changements doivent être faits pour éviter une réduction de l’espérance de vie et une poursuite de la dégradation de l’environnement ».
Pour affronter cette crise systémique, un scénario alternatif au modèle des chaines globales de valeur est proposé par les prospectivistes en se fondant sur le triptyque de la durabilité : équité, environnement, économie. Ce modèle qualifié de « système alimentaire territorialisé, SAT » implique des évolutions du comportement des consommateurs [vers une alimentation variée et équilibrée, réduisant l’apport des protéines animales au profit des protéines végétales] et du modèle de production [moindre intensification, diversification par l’agroécologie, généralisation de l’écoconception aux niveaux industriel et logistique].
Dans le scénario SAT, le changement est mis en œuvre selon 3 principes interdépendants : l’autonomie, la proximité et la solidarité, dans une stratégie de sécurité alimentaire et nutritionnelle telle que définie par le CSA.
L’autonomie correspond à un objectif d’accroissement de l’autosuffisance pour les denrées de base et de souveraineté alimentaire. Le double choc — économique et sanitaire — mentionné plus haut apporte de solides arguments à cet objectif lorsque l’on observe la longueur et la complexité des filières agroindustrielles mondialisées et des dispositifs logistiques et de gouvernance les accompagnant.
Les SAT mettent en action une triple proximité : entre productions agricoles végétales, animales et la forêt dans le cadre d’un écosystème local, la diversification des espèces cultivées et élevées contribuant à la résilience de l’agro-écosystème et à la réduction des intrants ; entre matières premières et transformation agroalimentaire par la formation de réseaux contractuels, favorables au partage de la valeur et à l’innovation; entre producteurs et consommateurs par des circuits courts de commercialisation.
La solidarité se traduit par des statuts d’entreprise intégrant la responsabilité sociale et environnementale, des formes coopératives d’organisation des filières et une mutualisation des ressources. Les SAT sont concevables à l’échelle des états, régions et provinces de la plupart des pays du monde avec une gouvernance territoriale et un maillage national et macro-régional (Verticale Afrique-Méditerranée-Europe pour les pays de l’Union européenne).
Ce scénario implique des politiques volontaristes considérant l’alimentation comme un « bien commun » devant dès lors être régulé par la puissance publique dans une perspective démocratique.
Les diètes alimentaires patrimoniales pourraient constituer le socle de la construction de systèmes alimentaires territorialisés plus résilients aux crises économiques, sociales, sanitaires et environnementales que les « chaines globales de valeur » agroindustrielles. De tels systèmes ont la capacité d’assurer un développement local durable par la reconquête du marché intérieur, mais aussi par l’exportation sur un marché international très porteur pour les produits de terroir.
Ces marchés sont en phase avec une dynamique de consommation orientée vers une plus grande qualité nutritionnelle, sensorielle et sociale des aliments, et la recherche de traçabilité. Ils devraient contribuer à réduire les fractures territoriales en revitalisant les espaces ruraux. Le récent rapport d’un groupe de travail de l’AAF sur le thème « Transition alimentaire : pour une politique nationale et européenne de l’alimentation durable orientée vers les consommateurs, les filières et les territoires » propose 9 pistes d’action pour aider à l’émergence de tels systèmes alimentaires en insistant sur le rôle central de la recherche pluridisciplinaire, de l’innovation et de la formation.
Omar BESSAOUD, Michel CANDAU, Guillaume DHERISSART, Christian FERAULT, Bernard HUBERT, Marie-Hélène JEUFFROY, Pierre-Benoît JOLY, Jean-Marc MEYNARD, François PAPY, Geneviève PARENT, Roland PEREZ, André PFIMLIN, Jean-Louis RASTOIN, Anne ROLLET, Henri ROUILLE d’ORFEUIL, André TORRE
Membres de l’Académie d’Agriculture de France
Nota bene : les « Articles » constituent l’une des publications de l’Académie d’agriculture de France. Ils engagent exclusivement la responsabilité des signataires.